LE ROSAIRE CARTUSIEN

 

 

 

Le chapitre précédent a montré les rapports étroits unissant le Rosaire aux chartreux, faisant aussi découvrir l’existence d’un véritable "Rosaire cartusien", différent du dominicain, mais dont il est à la source. Quel est ce Rosaire cartusien, et comment le réciter ?

 

Comment réciter le Rosaire cartusien ?

Le Rosaire cartusien ne comporte pas de divisions en cinq mystères, différents selon les jours. Mais à chacun des Ave Maria est consacré un mystère particulier de la vie du Christ, le Notre Père (que l’on peut faire précéder du Gloire au Père, etc. [1]) venant simplement s’insérer dans la série des 50 salutations pour donner à la prière son achèvement trinitaire et doxologique.

La personne qui le récite est cependant constamment libre de s’arrêter autant qu'elle le souhaite sur un mystère particulier et le répéter le nombre de fois qu'elle le souhaite, même d’ajouter d’autres mystères de la vie du Christ, ou encore de changer le texte des clausules selon sa dévotion personnelle. La formule est donc plus souple que celle du Rosaire dominicain davantage connu.

Le but étant de parvenir à la contemplation, la récitation vocale peut s’arrêter dès que la première apparaît, et la personne demeurer simplement en silence avec le Seigneur. Puis reprendre lentement la récitation vocale quand passe la grâce plus contemplative. Enfin, selon le temps disponible, il n'est pas nécessaire de réciter les 50 Ave Maria, mais on peut choisir soi-même le nombre que l’on peut/veut dire, prenant cependant garde de toujours faire passer la qualité avant la quantité. Dix salutations dites lentement en méditant avec attention un ou des mystères de la vie du Christ, valent plus qu'une trentaine dites avec hâte. Encore une fois, le but est d'abord d’arriver à la prière proprement contemplative.

 

Voici le texte des 50 clausules de Dominique de Trèves [2] :

1. …Jésus, conçu de l'Esprit Saint à l’Annonce de l’Ange.

2. … Jésus, qui avec toi qui le conçus, visita Sainte Élisabeth.

3. … Jésus, que, vierge de corps et d’âme, tu as mis au monde avec joie.

4. … Jésus, que tu as allaité de ton sein virginal, adorant en lui ton Créateur.

5. … Jésus, que tu as enveloppé de langes et couché dans une crèche.

6. … Jésus, que les Anges célébrèrent en chantant le Gloria in excelsis, et les bergers visitèrent à Bethléem.

7. … Jésus, qui fut circoncis le huitième jour, et reçut le nom de Jésus.

8. … Jésus, que les Mages adorèrent en le comblant de présents.

9. … Jésus, porté par toi au Temple et présenté à Dieu, son Père.

10. … Jésus, reçu dans les bras du vieux Siméon, et reconnu par la sainte veuve Anne.

11. … Jésus, avec lequel tu fuis en Égypte, à cause de la persécution d’Hérode.

12. … Jésus, avec lequel tu es retournée sept années après, à ta patrie, avertie par l’Ange.

13. … Jésus, perdu à Jérusalem quand il avait douze ans, et retrouvé au Temple par toi après trois jours.

14. … Jésus, qui croissait chaque jour en âge et grâce devant Dieu et les hommes.

15. … Jésus, que Jean baptisa dans le Jourdain et désigna comme l’Agneau de Dieu.

16. … Jésus, qui, ayant jeûné pendant quarante jours dans le désert, triompha des tentations de l’Ennemi.

17. … Jésus, qui, après avoir choisi ses disciples, annonça le Règne de Dieu.

18. … Jésus, qui ouvrit les yeux des aveugles, guérit les lépreux, releva les paralytiques et délivra les possédés du démon.

19. … Jésus, dont les pieds furent baignés de larmes par Marie-Madeleine, séchés de ses cheveux, oints de son parfum.

20. … Jésus, qui ressuscita Lazare et d’autres défunts.

21. … Jésus, reçu en triomphe par le peuple au jour des Rameaux.

22. … Jésus, qui à la dernière Cène institua le sacrement de son Corps et de son Sang.

23. … Jésus, qui dans le jardin, après avoir longtemps prié, sua abondamment du sang.

24. … Jésus, qui, allant à la rencontre de ses ennemis, se livra volontairement entre leurs mains.

25. … Jésus, lié et attaché avec force par les envoyés des Juifs, et conduit ainsi au grand-prêtre.

26. … Jésus, qui, accusé faussement, eut la face voilée, fut frappé et couvert de crachats.

27. … Jésus, déclaré devant Caïphe et Pilate condamnable au supplice de la croix comme un malfaiteur.

28. … Jésus, dépouillé de ses vêtements et flagellé cruellement par ordre de Pilate.

29. … Jésus, couronné d’épines, revêtu d’un manteau de pourpre et salué comme un roi de farce par les soldats.

30. … Jésus, condamné à une mort infâme et conduit au supplice entre deux larrons.

31. … Jésus, cloué sur la croix et abreuvé de fiel et vinaigre.

32. … Jésus, qui, priant pour ses bourreaux, dit : "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font."

33. … Jésus, qui dit au larron crucifié à sa droite : "En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis."

34. … Jésus, qui te dit à toi, sa Mère : "Mère, voici ton fils" ; et à Jean : "Voici ta Mère."

35. … Jésus, qui du haut de la croix cria : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?"

36. … Jésus, qui dit : "J’ai soif !", et après avoir goûté le vinaigre s’écria : "Tout est accompli."

37. … Jésus, qui pour finir clama : "Père, entre tes mains, je remets mon esprit."

38. … Jésus, qui pour nous autres, pauvres pécheurs, souffrit une cruelle et douloureuse mort.

39. … Jésus, dont le côté transpercé par la lance fit jaillir le Sang et l’Eau pour la rémission de nos fautes.

40. … Jésus, dont le sacré Corps descendu de la croix fut déposé dans tes bras selon une pieuse croyance.

41. … Jésus, dont le corps enveloppé d’un linceul et parfumé d’aromates fut déposé au sépulcre par des hommes pieux.

42. … Jésus, dont le sépulcre fut scellé et que les juifs ont fait gardé.

43. … Jésus, dont la sainte âme descendit aux enfers, pour conduire au paradis les saints patriarches.

44. … Jésus, qui ressuscita le troisième jour, te remplissant, sa douce Mère, d’une joie ineffable.

45. … Jésus, qui après sa Résurrection apparut souvent à ses disciples et amis pour fortifier leur foi.

46. … Jésus, qui, en ta présence et celle des saints apôtres, monta au ciel et s’assit à la droite du Père.

47. … Jésus, qui, selon sa promesse, envoya sur ses disciples l'Esprit Saint au jour de la Pentecôte.

48. … Jésus, qui t’a enfin appelée à lui, sa douce Mère, te plaçant à sa droite et te couronnant de gloire.

49. … Jésus, qui veuille bien nous appeler aussi après cette misérable vie, nous ses serviteurs et les tiens, et nous placer dans le Royaume de son Père.

50. … Jésus, qui règne avec le Père et le Saint Esprit, et avec toi sa très sainte Mère, triomphant et glorieux pour toujours.

 

Suite à la vision d’Adolphe d’Essen [3], la coutume s’établit de faire suivre chaque clausule d’un Alleluia. Chaque mystère de la vie du Christ, y compris ceux de la Passion, deviennent ainsi d'abord action de grâce et louange à Dieu, pour tout l'Amour qu'il nous a révélé et offert par eux. Et cette atmosphère de joie qui parcourt alors le Rosaire, n'est pas sans rappeler le célèbre ‘hymne acathiste’, équivalent du chapelet dans l’Orient chrétien.

Dominique de Prusse recommandait enfin une prière mariale pour terminer son Rosaire [4] :

"Ô Immaculée [5], toujours bénie et excellente Vierge Marie, Mère de Dieu ; ô Temple de Dieu, le plus beau de tous les temples ; ô Porte du Royaume céleste par laquelle le monde entier a été épargné, tends vers moi l’oreille de ta miséricorde, et fais-toi ma douce protectrice, moi qui suis pauvre et misérable pécheur. Sois mon secours dans tous mes besoins. Amen."

 

La persistance du Rosaire cartusien dans le temps

Même après l’apparition du "Rosaire dominicain" qui s’en est inspiré (et dans lequel il a donc toujours ‘survécu’), la pratique du Rosaire cartusien tel qu'il est, n’a jamais disparu complètement dans le peuple chrétien. Il continua à être en honneur jusqu'au dix-sept siècle, et loué par de saintes personnes (notamment le bénédictin Louis de Blois), et fut utilisé autour de la région de Trèves jusqu'à nos jours. Sa pratique ne s’infléchit en fait que par les indulgences octroyées par les papes au "Rosaire dominicain", convaincus de la réalité de la fausse vision de St Dominique [6]. Mais ce Rosaire évolua lui-même en certaines régions d’Allemagne et de Suisse, où l’on ajouta après le nom de Jésus des clausules qui rappelaient celles de Dominique de Trèves ; et un tel Rosaire fut reconnu comme jouissant des mêmes indulgences par un décret du Saint Siège daté du 21 janvier 1921. C'est cette pratique que rappela le pape Paul VI dans Marialis cultus et, s’appuyant sur ce document, c'est elle que le pape Jean-Paul II propose d’étendre.

 

Quelques propositions

Le Rosaire cartusien originel

À l’origine, la récitation de l’Ave Maria se terminait de suite avec la clausule (suivie donc de l’Amen final, puis l’Alleluia), la seconde partie n’étant pas encore universellement utilisée, même chez les chartreux où elle apparût. Tout finissait donc toujours sur le mystère du Christ, soulignant ainsi la dimension christologique de la prière, comme la place de Marie conduisant à son Fils. Rien n’interdit de faire encore ainsi aujourd'hui. L’Alleluia dit après l’Amen peut alors être suivi d’un petit silence, et cette façon de réciter introduit plus facilement à la contemplation.

Intérêt œcuménique du Rosaire cartusien originel

On ne peut manquer de souligner l’intérêt œcuménique du Rosaire cartusien des origines. Le texte des deux salutations étant tirés de la Parole de Dieu, peut en effet être dit avec des frères et sœurs protestants (cf. le document du Groupe des Dombes sur "la Vierge Marie dans l’histoire du salut"), et les clausules retraçant la vie du Christ donnent à cette prière un aspect christocentrique qui ne peut que leur convenir. Le texte de ces clausules devrait seulement être revu un peu pour s’en tenir uniquement aux Écritures. Le nom de Jésus pourrait aussi, par exemple, toujours être suivi de la mention "notre unique Sauveur" pour faciliter davantage la récitation commune. La répétition des salutations peut avoir le sens d’affirmer d'abord l’importance centrale du mystère de l’Incarnation dans l’économie du salut. Nous avons déjà fait mention aussi de l’harmonie existant entre le Rosaire cartusien et "l’hymne acathiste" si chère aux chrétiens orientaux, par l’introduction de l’Alleluia après chaque clausule.

Deuxième partie de l’Ave Maria

Pour qui fait choix de revenir à la forme originelle du Rosaire cartusien, mais souhaiterait conserver aussi la seconde partie de l’Ave Maria, un moyen simple est de la réciter avant chaque Gloria.

A propos de cette seconde partie de l’Ave Maria, nous avons vu qu'elle n’apparût en fait que progressivement dans le temps. Pourquoi une telle évolution devrait-elle forcément être arrêtée aujourd'hui ? Avant de demander à la Vierge Marie de prier pour nous, il pourrait être bon commencer par la remercier. Le texte de la deuxième partie deviendrait alors : "Sainte Marie, Mère de Dieu, merci pour tout. Prie pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen."

Qui serait désireux de ne pas séparer ceux que Dieu a unis peut aussi ajouter le nom de Joseph à celui de Marie, mettant la suite au pluriel ("Sainte Marie, Mère de Dieu, et Saint Joseph, merci pour tout. Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen.") La découverte de la place de ce grand saint dans l’histoire du salut, n'est-elle pas une des découvertes des temps modernes ? Écoutons ce que l’Esprit dit aux Églises, dans la lecture des signes des temps…


 

[1] Ou d’une autre doxologie trinitaire, telle la très antique : "Gloire au Père, par le Fils , dans l'Esprit, etc.", que l’on peut poursuivre par la forme moderne, d’inspiration biblique : "Dieu qui est, qui était et vient, pour les siècles des siècles (ou : les éternités d’éternités). Amen."

[2] Pour terminer les salutations par le nom de Jésus, il faudrait prendre le texte suivant en français : "…et béni le fruit de ton sein, Jésus" (éventuellement suivi de "notre unique Sauveur" avant la clausule).

[3] Voir le chapitre précédent, paragraphe sur "le Rosaire cartusien".

[4] Seul quelques mots ont été supprimés dans la traduction donnée, pour éviter une répétition inutile.

[5] La croyance en l’immaculée conception de Marie a toujours été défendue dans l’Ordre des chartreux, bien avant la définition de ce dogme. Denys le chartreux, en particulier, fut un de ceux qui contribuèrent par son rayonnement, à démontrer la vérité de ce qui alors n’était qu'opinion théologique.

[6] Les premiers travaux critiques sur l’origine du Rosaire ne datent que du début du 20e s.